Abstract
Passer en revue les conceptions de la maladie qui s’expriment dans la tradition juive est une entreprise risquée et qui – l’auteur de ces lignes en a fait maintes fois l’expérience – expose le théologien de service qui a accepté d’en traiter ex cathedra aux tirs de barrage de ceux-là même, spécialistes d’autres disciplines, qui l’ont prié de le faire. Je prends donc ce risque, non sans demander au lecteur de faire preuve de cette disposition favorable du cœur et de cette humilité de l’esprit, sans lesquelles l’écoute de l’autre n’est que politesse formelle, ou concession momentanée de parole de la part d’un interlocuteur qui n’a un instant endigué le fleuve de ses certitudes que pour les déverser ensuite sur l’imprudent que vous êtes, dès qu’il estimera que vous avez épuisé vos chances de le convaincre.
À l’instar de son collègue chrétien, et peut-être avec plus de rigueur, le théologien juif est confronté à un dilemme. D’une part, conscient de l’auguste dignité de l’être humain, créé à l’image de Dieu, mais aussi de sa faiblesse et des difficultés de sa condition incarnée, il voudrait passionnément parler de Lui à ses semblables, leur dire ce qu’il attend d’eux, en termes que chacun et chacune puissent comprendre et accepter. Par ailleurs, s’il n’est pas lui-même dévoyé ou démagogue, il sait que ce Dieu, dont il s’efforce d’exposer les voies et les exigences, agit et s’exprime souvent de manière tellement déconcertante, à vue humaine, que le simple énoncé de ses actions et de ses paroles, telles qu’elles sont relatées dans les Écritures, risque de scandaliser les esprits les mieux disposés. Dieu ne dit-il pas lui-même (Ex 20, 5) :
"Je suis un Dieu jaloux qui punis la faute des pères sur les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits-enfants pour ceux qui me haïssent."
Ou encore : (Dt 32, 35) :
"À moi la vengeance et la rétribution, pour le temps où leur pied trébuchera…"
Contrairement à une opinion très répandue, il ne s’agit pas là de conceptions vétérotestamentaires «totalement étrangères à l’Évangile d’amour de Jésus-Christ». En témoignent des passages néotestamentaires tels que ceux-ci :
[C’est Jésus qui est censé parler (1), en faisant allusion au jugement eschatologique]:
"Quant à mes ennemis, ceux qui n'ont pas voulu que je règne sur eux, amenez-les ici, et égorgez-les en ma présence." (Lc 19, 27).
"Quand le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, escorté de tous les anges, alors il prendra place sur son trône de gloire… Alors il dira encore à ceux de gauche: Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges…" (Mt 25, 31-33; 41)
À la lumière de cet aperçu, forcément sommaire, il est facile d’entrevoir que les réponses de l’Écriture et de la tradition juive au dramatique problème de la souffrance humaine, en général, et à celui de la maladie, en particulier, risquent d’être tout aussi dérangeantes, voire scandaleuses pour le croyant moyen.
Je procéderai, ci-après, à un inventaire sommaire des conceptions relatives à la maladie, telles qu’elles s’expriment dans les écrits bibliques canoniques (I), dans le Nouveau Testament (II), et dans la littérature rabbinique des premiers siècles (III), en les illustrant par des textes de référence, choisis parmi ceux qui font autorité tant pour le judaïsme que pour le christianisme. Enfin, dans la dernière Partie de cette étude (IV), je brosserai, à grands traits, un panorama des opinions et des croyances des penseurs juifs orthodoxes, du Moyen Âge à l’époque moderne, et des comportements qu’ils préconisent face à la maladie et aux souffrances qui en découlent.
Tenant compte du fait que, sauf exception, je m’adresse à un public non versé dans les sciences juives, j’ai choisi de donner à mon exposé un caractère plus descriptif que spéculatif.