Abstract
La phénoménologie contemporaine a développé une anthropologie dans laquelle la dimension corporelle de l'homme reprend une signification trop oubliée par le rationalisme. Ce renouveau nous invite à une confrontation avec la pensée anthropologique du thomisme. Malgré certaines ressemblances frappantes entre l'„esprit incarné” de la phénoménologie et l'„âme forme du corps” thomiste, de profondes divergences semblent exclure tout rapprochement des deux conceptions. Alors que la première se cantonne dans le phénoménal, la deuxième s'installe de plein pied dans une perspective ontologique. Ce qui d'ailleurs, se double d'une autre divergence fondamentale : alors que l'esprit incarné de la phénoménologie est essentiellement un esprit au monde, celui du thomisme est caractérisé par une transcendance par rapport au monde tout aussi essentielle. On voit à quel point la signification du corps dans la synthèse anthropologique est remise en question dans une philosophie thomiste qui cultive le dialogue avec la pensée contemporaine. On s'attache d'abord à montrer qu'une phénoménologie bien comprise, en tant que fidélité inconditionnelle à notre expérience la plus authentique, n'est pas du fait même rébarbative aux perspectives ontologiques. Au contraire, notre expérience, même la plus primitive et fondamentale, est une rencontre avec la réalité, et possède dès l'origine une densité ontologique. Si la réalité nous apparaît toujours comme un monde plein de significations pour nous, ceci ne peut jamais vouloir dire que ces significations sont créées de toutes pièces, et que la réalité se réduirait à un être pour nous. Bien au contraire, nous ne pouvons vivre dans un monde ayant des significations pour nous, que pour autant que ces significations sont portées par une réalité consistante en elle-même. L'être-au-monde n'abolit en rien l'être du monde. Ainsi une anthropologie phénoménologique n'est nullement condamnée d'avance à être a-ontologique, et une confrontation entre les vues anthropologiques de la phénoménologie et du thomisme n'est pas ipso facto vouée à l'échec. De même, l'accent mis par la phénoménologie sur l'être-au-monde, ne doit pas nous empêcher de voir que cet être-au-monde n'est, en fin de compte, possible qu'à un esprit qui est auprès de soi. (Le Bei-der-Welt-Sein est conditionné par le Bei-Sich-Sein). L'esprit incarné, en d'autres mots, ne contredit pas nécessairement l'esprit tout court. Ces préliminaires étant acquis, on se tourne vers le problème auquel cet article veut s'attacher spécialement : quel est le sens de la corporéité dans un être qui est caractérisée par la spiritualité ? L'opposition entre le corps et l'esprit n'est certes pas un pur mythe. D'autre part l'esprit humain, en tant que tel, semble essentiellement lié à sa dimension corporelle. Il y a là une ambiguité dans la condition humaine qui demande à être éclaircie. Mais ambiguité n'est pas absurdité, pourvu qu'on ne la prenne pas pour une explication dernière. Elle doit donc elle-même être expliquée. Mais comment expliquer qu'un esprit, qui est essentiellement transcendance par rapport à la matière, soit tout aussi essentiellement uni à un corps matériel ? Cette question n'est insoluble qu'apparemment. Un examen plus serré nous montre que transcendance ne signifie nullement exclusion. Tout en étant transcendant au corps, l'esprit peut assumer le corporel comme complément et enrichissement de son être spirituel. Ceci n'est pensable que pour autant que l'esprit n'est pas une simple résultante du conditionnement corporel, mais, au contraire, possède une autonomie de principe, qui n'est que le fondement ontologique de la transcendance manifestée dans ses activités. S. Thomas a exprimé ce statut unique de l'être humain dans des formules lapidaires, telles que : Anima est quae habet esse - suum esse communicat materiae. On s'attache à montrer le bien-fondé de ces formules dans notre expérience humaine concrète. L'esprit en s'incarnant assume tout ce qui est impliqué par le conditionnement corporel - à la fois enrichissement et handicap - sans pour cela perdre sa transcendance. Le corps, tout en étant vraiment le corps de cet esprit, du fait même de sa corporéité, est inséré dans les séries d'influences corporelles, impliquant ainsi aliénation. Paradoxalement, par ce qui lui est propre - le corps - l'esprit subit - ou plutôt assume - la loi de l'aliénation, inscrite dans chaque être matériel. Toutefois, ces servitudes corporelles ne sauraient abolir la transcendance et l'autonomie de l'esprit, ces dernières n'étant pas tant une simple donnée, qui est une tâche à accomplir. Or c'est précisément à travers le donné corporel que l'esprit, dans ses actes autodéterminatifs, c'est-à-dire libres affirme sa transcendance. Même les implications les plus négatives de la corporéité - la maladie et la mort - l'esprit peut les assumer en leur donnant aussi valeur de transcendance, c'est-à-dire valeur positive. Mais surtout, à travers le corps, l'esprit humain a la possibilité d'insérer toute la réalité matérielle dans sa tâche d'auto-affirmation, et ainsi de s'enrichir de toutes les valeurs matérielles en les humanisant. Cette vue optimiste soulignant la signification positive du corps pour l'esprit n'est-elle pas cruellement contredite par le fait brutal de la mort ? L'article s'attache à montrer que tel n'est pas le cas. En effet, si nous prenons au sérieux ce qui a été dit, sur la transcendance de l'esprit, il est impensable que l'esprit périrait dans le processus essentiellement biologique de la mort. Mais n'est-il pas également impensable que l'esprit séparé de son corps ait une signification quelconque ? Ce serait indubitablement le cas si l'esprit épuisait toute sa signification dans l'accomplissement de ses tâches corporelles. Or, il a été montré que, même dans ses activités corporelles, l'esprit n'est jamais englouti par le matériel, mais dépasse et transcende ce dernier. L'être au monde ne lui est possible qu'en tant qu'il est auprès de soi-même. Donc - absolument parlant - la mondanité n'est pas condition de l'autopossession et de l'autoaffirmation de l'esprit. Cela a donc un sens d'affirmer cette autopossession en dehors de toute mondanité. C'est exactement ce que dit la doctrine - philosophique - de l'immortalité de l'âme humaine. Il va sans dire que les perspectives ouvertes - dans un contexte religieux - par le christianisme, confirment et complètent ces affirmations philosophiques. Mais déjà au niveau de la réflexion philosophique, l'affirmation d'une auto-possession indestructible de l'esprit non seulement a un sens, mais elle s'impose comme impliquée dans l'être-esprit comme tel. Ainsi la mort, tout en restant la très réelle diminution d'être, que nous ressentons et abhorrons, est en même temps, et sans qu'il y ait contradiction, révélation de la plusvalue, de la transcendance définitive de l'esprit