Abstract
On n'a pas toujours assez insisté sur cet aspect, mais la préoccupation de l'herméneutique de Gadamer d'affranchir l'expérience humaine de la vérité de sa dépendance unilatérale envers la méthode et ses promesses de contrôle, plonge ses racines, bien avant la rédaction de Vérité et méthode, dans les premières années d'apprentissage du philosophe. C'est la puissance de révélation et d'évocation non maîtrisable de la poésie qui aura d'abord éveillé le jeune Gadamer à un univers de connaissance qui ne se résume ni à un savoir d'objet ni aux prétentions modernes d'une pensée qui veut s'assurer de ses procédés et de ses propres pensées, mais qui n'en recèle pas moins un authentique pouvoir véritatif. La fréquentation de l'œuvre de Stefan George et l'influence qu'exerça très tôt sur lui le cercle de ses adeptes ont à cet égard valeur de commencement, donc une signification insigne, s'il est vrai, comme le suggère Aristote après Hésiode, que «le commencement est plus que la moitié du tout»... Plutôt que les abstractions et les constructions de la philosophie, c'est-à-dire, à l'époque, de l'épistémologie néo-kantienne, c'est donc l'horizon littéraire des Dostoïevski, Kierkegaard et Tagore, sans compter la lecture des classiques grecs, Homère et Pindare en tête, qui nourrit les pensées du jeune étudiant de MarbourgMais c'est évidemment la rencontre avec Heidegger, à l'été 1923, qui devait donner à Gadamer son véritable élan philosophique. Le projet d'une herméneutique de la facticité que poursuivait Heidegger, dans ses premières leçons de Fribourg, lui apprit surtout qu'il n'est de véritable savoir que celui qui procède de la concrétude du Dasein et du souci de son existence. Comme un lointain écho à l'éthique d'Aristote, la philosophie redécouvrait enfin à travers Heidegger son intimité avec la mobilité de la vie, la distanciation et le contrôle épistémologiques faisant place à un savoir de situation qui ressortit moins à l'ego pur qu'à l'assise temporelle et à la modalité compréhensive de l' être-au-monde.